Il faut repenser le développement industriel

Social Agenda Working Group
Chulalongkorn Social Research Institute
Ranee Hassarungsee
Suntaree  Kiatiprajuk

Le jugement du Tribunal administratif suprême de la Thaïlande, qui confirme l’injonction provisoire d'un tribunal inférieur suspendant le travail de 65 des 76 projets industriels du parc industriel Map Ta Phut pour des raisons environnementales, soutient le droit constitutionnel des personnes à la sécurité et à la santé en soulignant que les agences de l’État n'ont pas délivré les permis appropriés. La Thaïlande doit repenser entièrement sa politique de développement industriel pour faire face aux problèmes économiques et pour créer des emplois sans nuire à la santé des personnes ni à l'environnement.

Après la découverte de gaz naturel dans le Golfe de Thaïlande en 1973, le parc industriel Map Ta Phut (MTP IE) a été inclus dans le Programme de développement de la Côte Est (sigle anglais : ESB). L'ESB – qui comprend les provinces de Chachoengsao, de Chon Buri et de Rayong, près de Bangkok – a été considéré comme l'une des questions prioritaires du Cinquième Plan national de développement économique et social (1982-1986). Ce plan intégral destiné à combattre le haut niveau de chômage[1]  marqué le moment où la Thaïlande a commencé à modifier sa stratégie de développement économique passant de la substitution des importations à une industrialisation orientée vers les exportations.

Le MTP IE, propriété de l'État et créé en 1981, est composé de deux parties principales : le parc industriel et le port industriel. Sa construction a commencé en 1987 et s’est terminée en 1990. Dans un premier temps, il a été dit que l'investissement total était de THB 370 milliards (USD 11,4 milliards) et qu'il générait environ 11.500 emplois. Il a commencé avec une superficie totale de 672 hectares et s'est étendu par la suite sur environ 1.200 hectares en raison de l'expansion de l'industrie pétrochimique.

Ces dernières années, l'agglomération rapide d'industries a contribué à une augmentation de l'emploi et des revenus dans l'ESB. Selon le Conseil national de développement économique et social les investissements directs ont créé environ 460.000 emplois dans la région entre 1995 et 2000. Pourtant en pleine crise économique asiatique (1997-1999), on a signalé que même si Bangkok avait perdu 120.000 emplois, les zones proches de l'ESB en avaient créé 57.000 nouveaux..

Pour le reste de la Thaïlande et pour le public international, le MTP IE a été présenté comme le modèle de développement industriel le plus remarquable du monde, doté d'équipements standardisés et d’une technologie de pointe pour la gestion environnementale de l'eau, de l'air et des déchets toxiques. Mais les communautés affectées montrent que Mab Ta Phut est la zone la plus gravement polluée, avec le nombre de patients atteints de maladies liées au développement industriel le plus élevé du pays[2]. Le MTP IE abrite actuellement plus de 90 établissements industriels, dont des raffineries de pétrole, des installations chimiques et pétrochimiques ainsi que des décharges et des centres de traitement des déchets dangereux équipés de plus de 200 cheminées qui rejettent des polluants toxiques en direction de 25 communautés voisines.        

Aujourd’hui, la province est un centre de développement industriel et possède le Produit intérieur brut (PIB) par habitant le plus élevé du pays, soit huit fois supérieur à la moyenne nationale. Mais cette concentration du développement économique a conduit à une distribution inégale des revenus entre les différents groupes de la population, ce qui empêche le public de la province de bénéficier des niveaux de développement plus élevés qu’on ne prévoyait.

Des défis permanents pour la santé de l’humanité et de l’environnement

Plus de vingt années de développement industriel ont transformé la région – abritant autrefois des petites communautés d'agriculteurs et de pêcheurs – en le lieu le plus dangereux du pays à cause de ses produits toxiques. L'industrialisation rapide a provoqué la dégradation des ressources naturelles et des changements dans la structure sociale et économique, suivis de nombreux problèmes sociaux, socioéconomiques, environnementaux et sanitaires. On a vu apparaître des cas de pollution accumulée, des problèmes environnementaux et des maladies mystérieuses, tous étroitement liés les uns aux autres. Ils affectent profondément la population locale qui manque de moyens pour négocier avec les industries puissantes ou les agences administratives[3].

Parmi les principaux effets sur l'environnement et la santé des personnes on trouve :

1. La pollution de l'air : cela fait plus de 10 ans que les habitants de Map Ta Phut subissent différentes formes de pollution, surtout celle de l'air, causée par des composés organiques volatils. Depuis longtemps plus de 200 cheminées et de torches à gaz de l’MTP IE rejettent dans l'air de grandes quantités de polluants se propageant ensuite vers les communautés voisines. De nombreuses études ont montré les liens entre l'exposition des résidents aux polluants comme le benzène, le styrène et le xylène et l'augmentation des maladies des systèmes respiratoire, nerveux, reproductif et musculaire ainsi que des troubles mentaux[4].
En 1997, le cas de pollution dans l'école Panphittayakarn de Map Ta Phut a attiré l'attention du monde entier. Quelque mille élèves et professeurs sont tombés malades après avoir respiré des émissions toxiques et ont dû être hospitalisés pour des troubles respiratoires, des céphalées, des irritations nasales et des nausées. En 2005, le ministère de l'Éducation a approuvé le déplacement de l'école à cinq kilomètres de son lieu d’origine[5]. Dès lors, la zone est considérée comme l'exemple le plus évident et le plus grave du pays concernant les effets indésirables d'une industrialisation non durable[6]. Une étude menée en 2005 par l'organisation américaine Global Community Monitora montré que les toxiques cancérigènes rejetés dans l'air par le MTP IE, comme le benzène, le chlorure de vinyle et le chloroforme dépassaient de 60 à 3.000 fois les standards de sécurité des pays développés.  

2. La pollution de l'eau : de nos jours, tous les foyers de Mab Ta Phut et du district Muang de Rayong doivent acheter l'eau qu'ils consomment car l'eau des étangs n'est plus utilisable. Ceux-ci sont contaminés par des produits chimiques provenant du déversement de déchets toxiques que la pluie a jeté dans les rivières puis dans la mer[7]. On a détecté que les ressources hydriques dans la zone qui entoure le parc industriel sont contaminées par des éléments métalliques. L'analyse d'échantillons d'eau de 25 étangs publics de la commune de Map Ta Phut a montré de hauts niveaux de substances toxiques représentant un réel danger. Le cadmium était six fois plus élevé que le niveau autorisé, 10 fois plus pour le zinc, 34 fois plus pour le manganèse, 47 fois plus pour le plomb, 151 fois plus pour le fer[8].

Le rapport du Bureau de la santé publique de Rayong a confirmé que la pollution par le fer, le plomb, le manganèse et le chlorure dépassait les standards de potabilité dans de nombreuses sources d'eau souterraines. Seules deux communautés ont accès à un réseau public d'eau, alors que vingt-deux doivent assumer des coûts très élevés pour se procurer de l'eau potable. Les fruiticulteurs se plaignent également de ce que les pluies acides nuisent aux arbres fruitiers[9].

3.  Le déversement illégal de déchets dangereux et l’érosion de la côte : MmePenchom Saetang, de l'Ecological Alert and RecoveryThailand, a signalé qu'à partir de 1998 tous les ans des déversements illégaux et une érosion continue de la zone côtière se sont produits : « Les habitants de la région ont réclamé plusieurs fois l’arrêt des agrandissements du parc industriel mais l'Industrial Estate Authority of Thailand (IEAT) les a ignorés »[10] .

Elle a ajouté qu'à partir de 1999 le Bureau des politiques et de la gestion des ressources naturelles et de l'environnement avait averti que la pollution atmosphérique à Mab Ta Phut avait dépassé la capacité de charge de la zone et que l'on ne devait plus y faire d'investissements. Les mises en garde se fondaient sur une étude détaillée de la capacité de charge de produits polluants de la zone. L'IEAT, toutefois, n'a pas accepté l'étude, la taxant de discutable et a proposé le développement d'un modèle conjoint alors que le secteur industriel insistait pour élargir ses activités, ignorant le refus des personnes affectées[11].

4. L’impact sur la santé : selon des informations obtenues entre2003 et 2005, le nombre de personnes de Mab Ta Phut atteintes de maladies respiratoires, de maladies de peau et d’autres maladies liées à l'exercice d'un métier exposé à la pollution dépasse celui des autres zones de la province de Rayong. En outre, dans le district Muang de Rayong, les taux d'incidence de tous les types de cancer et de leucémie sont plus élevés que dans les autres districts de la province[12] .

Selon l'Institut national du cancer, l'incidence du cancer à Rayong, où se trouve le parc industriel Map Ta Phut, est de 182,45 cas pour 100.000 personnes, alors que la moyenne nationale est de 122,6. Le taux de leucémie est également élevé : six cas toutes les 100.000 personnes, alors que la moyenne nationale est environ de 3,55. Le Bureau de santé publique de Rayong a informé que le taux de malformations à la naissance, de handicaps et d’anomalies chromosomiques a considérablement augmenté entre 1997 et 2001, de 48,2 toutes les 100.000 personnes à 163,8 : une augmentation de 300 %[13] .

Les actions du Gouvernement : négligence et échec complet

Depuis 2007, les conditions environnementales et de santé à Mab Ta Phut se sont radicalement détériorées. Des Organisations non gouvernementales (ONG) et des groupes communautaires locaux ont demandé vainement au Gouvernement que Mab Ta Phut soit déclarée comme zone de contrôle de la pollution.

Le 1er octobre 2008, 27 personnes représentant les habitants de 11 communautés proches du parc industriel de Rayong ont entamé un procès auprès du Tribunal administratif de Rayong contre le Conseil national de l'environnement (NEB), conduit par le Premier ministre. Elles ont allégué que le fait de ne pas déclarer Mab Ta Phut et les zones voisines comme des zones de contrôle de la pollution était une violation des procédures légales.

Le jugement du Tribunal administratif de Rayong du 3 mars 2009 a déclaré que tous les documents signalaient que la pollution à Mab Ta Phut produisait des effets défavorables sur la santé des personnes et sur l'environnement. Le Tribunal a également admis que la pollution dans la commune de Mab Ta Phut est encore tellement grave qu'elle pourrait nuire à la santé des personnes et à la qualité de l'environnement. Même si après 2007 on a établi des commissions de travail ad hoc pour aborder les problèmes de Rayong, la pollution s'est intensifiée. Et pourtant, le NEB n'a pas désigné la commune de Mab Ta Phut comme zone de contrôle de la pollution sous prétexte que toutes les usines de la région collaborent déjà avec les plans de réduction et d'élimination de la pollution. Le Tribunal a ordonné que dans un délai de 60 jours le NEB réduise la pollution des industries de Map Ta Phut Industrial Estates et déclare les zones environnantes du parc industriel comme “zone de contrôle de la pollution”.

Le 11 mai 2009, le NEB a annoncé que les projets de Map Ta Phut pouvaient se poursuivre bien que, conformément à la disposition judiciaire, Map Ta Phut ait été déclarée “zone de contrôle de la pollution” dans la Royal Gazette du 30 avril 2009. En dépit des sentences précédentes qui ordonnaient au Gouvernement de travailler pour protéger l’environnement, le NEB a maintenant permis que tous les plans d'investissement dans la zone, y compris ceux qui sont en voie d'obtenir des études d'impact environnemental, se poursuivent normalement afin d'éviter l'interruption des investissements.

 

Des actions légales pour les droits des personnes

Les actions du Gouvernement thaïlandais permettant et encourageant les activités des usines de Mab Ta Phut pour promouvoir la croissance économique à l’encontre des habitants de la région et de l'environnement sont contraires aux principes de précaution et de développement durable.

En septembre 2009, une injonction provisoire d'un tribunal administratif a suspendu 76 projets industriels à Mab Ta Phut pour motif de risques environnementaux. Ce mandat est apparu suite à des plaintes des habitants et de groupes environnementalistes qui alléguaient que les agences de l’État – dont le NEB, les ministères de l'Industrie, de l'Énergie, des Ressources naturelles et de l'Environnement, et l'IEAT – n'avaient pas délivré les permis de fonctionnement appropriés. Le 2 décembre 2009, le Tribunal administratif suprême a décidé que 11 des 76 projets pouvaient continuer de fonctionner et que 65 d’entre eux devraient être suspendus en attendant de remplir les exigences concernant l'environnement et la santé stipulées dans l'article 67 de la Constitution de 2007.

Le jugement du Tribunal a clairement exprimé la négligence du ministère des Ressources naturelles et de l'environnement : « Les droit des personnes sont protégés conformément à l'article 67 de la Constitution. Le fait qu'il n'existe encore pas de lois établissant les normes, les conditions et les façons d'exercer ces droits n'est pas une raison pour qu'une agence de l’État dénie cette protection. De cette façon, avant de mettre en pratique n’importe quel projet ou activité qui puisse constituer une menace grave pour la qualité de l'environnement, les ressources naturelles et la santé, on doit respecter ce qui est prévu par l'article 67 : c'est-à-dire, fournir une étude ou une évaluation des impacts sur la santé des personnes de la communauté où sera implanté le projet »  [14].

Conclusions et recommandations

La situation difficile des habitants de Mab Ta Phut est également confirmée par les résultats d'une évaluation de la gouvernance environnementale réalisée par le Thailand Environment Institute et la Thailand Environmental Governance Coalition(TAI Thailand), qui a montré que le Gouvernement avait constamment encouragé les opérations des industries de Mab Ta Phut à l’encontre de la santé des communautés et de l'environnement.

En 2007 a commencé l'étude de gouvernance environnementale pour évaluer le Plan directeur de développement de l'industrie pétrochimique (Phase III), le Plan d'action pour la réduction de la pollution de la province de Rayong et le Plan de la ville de Mab Ta Phut. La méthodologie du TAI, fondée sur des indicateurs, a été utilisée pour étudier l'accès de la population à l'information, sa participation dans la prise de décision et son accès à la justice. L'évaluation a conclu qu'aucun des trois plans en question n’arrivait à mettre en pratique le droit de participation publique[15].

Mme Penchom Saetang, qui a passé plus de dix ans à étudier et à documenter les problèmes de pollution de Mab Ta Phut, a signalé que pour le moment le développement industriel de la Thaïlande s'est fait de manière non durable, nocive et polluante. Il n'a pas pris en compte le développement des ressources humaines, la distribution égalitaire des bénéfices du développement et les effets négatifs des activités de développement industriel[16]. Mme Penchom Saetang a ajouté que la Thaïlande est désormais entre les mains de ces industries dont les opérations sont strictement contrôlées dans leur propres pays ce qui les pousse à délocaliser leurs activités polluantes vers d'autres nations.

Les industries lourdes des pays qui doivent réduire leurs émissions de gaz à effet de serre se déplaceront vers les pays qui ne se servent pas de la totalité de leurs quotas d'émissions. Le temps est venu pour la Thaïlande de penser à une nouvelle stratégie de développement industriel qui puisse relever les enjeux économiques et créer des emplois sans nuire aux ressources naturelles ni à l'environnement.

 

[1] Penchom Saetang, “Industrial Pollution in Thailand : A Case of Eastern Seaboard Development and Japanese Aid and Investment”, Campaign for Alternative Industry Network, mai 2006.

[2] “Failed pollution reduction plan, no time to delay Mab Ta Phut control”,  ASTV Manager Daily, 16 mars 2009.

[3] “Thailand’s Air : Poison Cocktail, Exposing Unsustainable Industries and the Case for Community Right to Know and Prevention”, Campaign for Alternative Industry Network, greenpeace Southeast Asia et Global Community Monitor, octobre 2005.

[4] Ibid.

[5] UNESCO - Bangkok programme on Ethics and Climate Change Asia and the Pacific, “Representation and who decides,” 28 novembre 2009.

[6] “Thailand’s Air: Poison Cocktail”, op. cit.

[7] “Lessons learnt by local people are important for deciding the future development direction of society”, Watershed Community Voices Vol. 7, novembre 2001 – février 2002.

[8] UNESCO Bangkok programme, op. cit.

[9] “Thailand’s Air”, op. cit.

[10] Malini Hariharan, “Thailand's Map Ta Phut crisis - the NGO side of the story”, ICIS, 2010.

[11] “Uprooting Mab Ta Phut”, Thai Post, 14 mars 2009.

[12] Jugement du Tribunal administratif de Rayong (2009), cité dans Kanuengnij Sribua-iam, “Judicial procedure, environment and health : lessons learned from the Mab Ta Phut case”.

[13] “Rayong awaiting its day in court”,  Bangkok Post, 29 novembre 2009.

[14]  “Despite industrial fallout, the court's Mab Ta Phut verdict is welcome”, Bangkok Post, 3 décembre 2009.

[15] UNESCO Bangkok program, op. cit.

[16] Entretien, 6 mars 2010.