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Social Watch Brésil
IBASE – Institut Brésilien pour l’analyse sociale et économique[1]

La reprise rapide et marquée de l’économie brésilienne en 2009 est due principalement à une combinaison de politiques compensatoires non orthodoxes. Les autorités fédérales ont rompu avec l’orientation néolibérale suivie par les administrations précédentes et par le président Lula lui-même lors de son premier mandat. L’expérience brésilienne démontre que les politiques sociales peuvent aussi favoriser la croissance économique. Mais bien que la situation soit encore contrôlée, à mesure que l’économie mondiale tourne la page de la crise internationale, une deuxième vague de crise et d’instabilité, dont on ne discerne pas clairement les conséquences, pourrait être en train de se former à l’heure actuelle.

Au cours du dernier trimestre 2008 la crise mondiale a atteint le Brésil et a brisé l’évolution de la croissance dont le rythme relativement rapide avait marqué les trois trimestres précédents. Comme le signalait l’édition 2009 de Social Watch, l’économie brésilienne a été durement touchée au moment où l’entrée de capitaux s’est brusquement changée en un flux de sortie, entraînant la chute de la monnaie locale et menaçant l’équilibre d’un groupe de grandes entreprises qui avaient misé sur l’appréciation continue du réal brésilien sur le marché des dérivés.

Comme lors des crises antérieures, la commotion a été grave, mais pas  mortelle. De fait, après six mois de récession, l’économie brésilienne a commencé à reprendre son essor au deuxième trimestre 2009. La croissance s’est accélérée depuis lors et les pronostics pour 2010 prévoient un taux de croissance du Produit intérieur brut (PIB) d’un minimum de 5,5 % à près de 7 %. L’entrée de capitaux a repris au milieu de l’année 2009 et le pays a affronté une nouvelle étape de taux de change surélevé, avec tous les risques que cela implique. Pendant le premier semestre 2010, l’instabilité financière a de nouveau augmenté en raison des problèmes de balance des paiements en Grèce, au Portugal, en Espagne et en Italie, entre autres, mais il était encore trop tôt pour calculer leur impact sur le Brésil.

Politiques sociales et croissance économique

La reprise rapide et marquée de l’économie brésilienne en 2009 est due principalement à une combinaison de politiques compensatoires non orthodoxes. L’administration du président Luiz Inácio Lula da Silva a bien progressé depuis les politiques néolibérales qui ont défini son premier mandat 2003-2007. Le rétablissement s’est effectué  grâce à la robustesse de la demande intérieure, alimentée par : des politiques d’augmentation du salaire minimum, des politiques sociales, dont la plus importante est la « Bolsa Familia » (allocation familiale)[2], des politiques d’élargissement du crédit offert par les banques publiques et, dans une moindre mesure, des politiques fiscales placées sous le bouclier du programme connu au Brésil sous le nom de Plan d’accélération de la croissance (PAC). Les groupes à faible revenu ont aussi été la cible des politiques : le nombre de personnes pauvres bénéficiant d’une allocation en espèces (équivalente à un mois de salaire minimum) a augmenté : entre autres, les personnes qui ont un revenu familial égal ou inférieur à 25 % du salaire minimum par habitant, les personnes handicapées et les personnes pauvres âgées de plus de 65 ans. Des pensions de retraite ont été élargies aux travailleurs agricoles (même s’ils n’ont pas cotisé au préalable).

La Bolsa Familia transfère des revenus complémentaires aux familles vivant dans une extrême pauvreté,  et distribue BRL 12,5 milliards (environ USD 6,94 milliards) sur presque tout le territoire national. La Bolsa Familia, non seulement s’est avérée un instrument efficace dans la réduction de l’extrême pauvreté, ce qui est considéré en général comme une grande réussite, mais elle a également procuré un soutien important à la demande interne, notamment en ce qui concerne les biens de consommation périssables. Étant donné que les familles pauvres consomment tout leur revenu, ces aides se sont traduites par une hausse directe de la demande, établissant un seuil face à toute éventuelle réduction des dépenses destinées à la consommation dans le pays. Les dépenses qui se fondent sur la Bolsa Familia ont également une répercussion expansive indirecte sur la demande et sur le degré d’activité économique. Les dépenses originales se transforment en revenus pour d’autres personnes, revenus qui seront dépensés à leur tour pour stimuler d’autres activités. Du fait du caractère décentralisé de ce plan, ces relances peuvent concerner les activités locales et répercuter davantage sur l’emploi et la consommation supplémentaire.

Ces dépenses ont servi, sans aucun doute, à éviter la récession que l’impact négatif généré par la disparité de la balance des paiements aurait dû produire fin 2008 et début 2009. L’expérience brésilienne prouve que les politiques sociales peuvent aussi favoriser la croissance économique, car les familles pauvres qui reçoivent cette aide ont une très forte tendance à la consommation. L’impact macroéconomique de ces politiques est supérieur à celui des politiques mises en œuvre dans d’autres pays, comme par exemple la réduction des impôts. Cette dernière tend à favoriser les gros revenus (ceux qui paient des impôts directs) qui profitent de l’occasion pour épargner une partie de ces bénéfices inespérés, freinant ainsi l’impact expansif.

Le deuxième pilier des politiques anticycliques du Gouvernement a été l’expansion du crédit. Dans des situations de grande incertitude, le crédit a tendance à diminuer parce que les institutions financières préfèrent chercher des actifs plus sûrs au lieu d’accorder des crédits aux entreprises ou aux consommateurs, opérations rentables mais plus risquées. Cela provoque la baisse de la production, parce que les entreprises ne peuvent pas embaucher de travailleurs ni acheter de matières premières si elles n’ont pas de capital circulant, de sorte que les consommateurs ne peuvent pas financer leurs achats de biens durables. Les autorités fédérales ont rompu avec l’orientation néo-libérale suivie par l’ex-président Fernando Henrique Cardoso et par  « Lula » lui-même pendant son premier mandat, qui traitait les banques publiques comme si elles étaient privées.

Alors que les banques privées du Brésil et d’autres pays fuyaient les emprunts, la Banco do Brasil (banque commerciale contrôlée par le Gouvernement et non pas par la Banque centrale), la Caisse brésilienne d’épargne Caixa Econômica Federal (CEF, spécialisée dans le financement au bâtiment  et à l’assainissement) et la Banque nationale de développement économique et social (BNDES) ont fait l’impossible pour combler ce vide. Les trois banques, de clientèle bien différente, ont élargi progressivement leurs activités en prenant des parts de marché des banques privées, qui à leur tour se sont retrouvées obligées d’élargir leurs propres opérations. À mesure que les trois banques augmentaient leur provision de crédits, elles réduisaient leurs marges différentielles, de sorte que les banques privées ont été contraintes de pratiquer une politique d’expansion pour ne pas perdre de plus larges parts de marché.

La BNDES a été un acteur particulièrement important dans ce scénario, puisqu’elle finance des investissements. La croissance des investissements est un requis indispensable pour convertir cette relance de la croissance en une trajectoire durable à long terme. Le choix de certains projets soutenus financièrement par la banque a soulevé des controverses ayant trait à la préoccupation environnementale notamment et aussi à son impact sur les communautés locales, mais l’action de la BNDES comme élément stratégique du processus de reprise de la croissance a été un gros succès.

Les initiatives de politique fiscale ont été encore plus controversées, tout spécialement le PAC. Ce programme a été lancé au milieu d’une avalanche publicitaire, motivée en partie par l’intérêt immédiat (la proximité des élections présidentielles), mais aussi pour l’influence qu’elle pourrait exercer sur l’esprit d’initiative des petites entreprises brésiliennes. D’un certain côté, le PAC n’a guère été que la consolidation de projets plus anciens d’investissement public ou d’investissements effectués par des entreprises appartenant à l’État, la plus importante étant Petrobras, l’entreprise pétrolière contrôlée par le Gouvernement fédéral. Plusieurs projets  semblaient s’être heurtés à toute sorte de difficultés, y compris aux services d’audit qui contrôlent les dépenses du Gouvernement fédéral. Beaucoup de critiques font remarquer que la mise en œuvre actuelle des projets inclus dans le PAC est bien moins ambitieuse que ce qui avait été annoncé, que les projets n’ont pas toujours obéi à des choix rationnels ni tenu compte des meilleurs taux de retour social.

Cependant, la répercussion sur l’esprit d’initiative semble être positive et redonne de l’élan à certains investissements privés. Plus importante encore a été la découverte d’une nouvelle grande réserve pétrolière, appelée Pré-Sal, qui promet de changer la position du pays sur le marché international du pétrole. La mise en marche de l’exploitation de cette réserve se situe encore dans un futur relativement éloigné, mais la nouvelle en soi a suffi pour encourager l’investissement privé.

D’autres facteurs positifs ont aussi fait sentir leur influence. La reprise précoce et ferme de l’économie chinoise a eu un effet qui s’est propagé sur tout le continent, étant donné que les exportations de minéraux et de produits agricoles en Chine ont élargi les exportations en général. Cependant, l’impact net du commerce international a été négatif, parce que les importations ont augmenté plus vite que les exportations. Autrement dit, les Brésiliens ont acheté au reste du monde davantage que ce que le reste du monde n’a acheté en biens et services produits dans le pays, l’impact net réduisant de ce fait les dépenses locales.

Cette crise se distingue par le comportement du compte de capital. L’économie brésilienne a subi l’impact négatif de la crise internationale dans sa balance de paiements au dernier trimestre 2008, en particulier sous la forme de sortie de capitaux. Ce flux sortant est dû, cependant, au retour des investissements financiers étrangers au Brésil qui se sont effectués en réponse aux projections de la bourse et, dans une moindre mesure, aux taux d’intérêt supérieurs à ceux du reste du monde. Quand ces investisseurs étrangers ont essuyé des pertes sur les marchés des pays développés, ils ont fermé leur position dans les économies émergentes et ont rapatrié leur capital afin de compenser leurs pertes.

À la différence des crises précédentes, aucune fuite de capitaux n’a été effectuée par les titulaires de la richesse brésiliens. De fait, la crise s’étant centrée sur le monde développé, les marchés étrangers de capitaux n’attiraient plus les investisseurs financiers nationaux. Les actifs du marché domestique, indubitablement, étaient plus rentables et moins risqués que les investissements financiers à l’extérieur. L’économie brésilienne ne subissait pas de pressions vis-à-vis des paiements, puisque sa dette externe publique est assez bien contrôlée et ses réserves internationales sont élevées par rapport à l’échelle de l’économie. La sortie de capitaux pourrait aisément se concilier avec ces réserves. Une ligne de change de dollars préventive négociée avec la Réserve fédérale a fortifié ces défenses et a réduit les pressions qui  auraient pu mener à la fuite de capitaux, tout en facilitant la façon de gérer les autres pressions.

Risques en vue

Cependant, tout n’est pas si brillant. Il est vrai que la crise a été brève et ses effets relativement bénins, si l’on tient compte du fait que c’est la deuxième en importance dans l’histoire du capitalisme moderne, après la Grande Crise de 1930. Au milieu de l’année 2009, comme il a déjà été signalé, l’économie marchait de nouveau pratiquement à toute vapeur, montrant des taux de croissance très dignes, quoique très loin encore des taux atteints par des pays comme la Chine ou l’Inde.

La reprise entraîne aussi des rentrées de capitaux qui peuvent être très dangereuses pour le Brésil dans un proche avenir, en raison de l’appréciation de la monnaie locale (une tendance récupérée après la dévaluation de fin 2008), qui nuit aux exportations, favorise les importations et aboutit au déficit actuel des comptes et à l’augmentation de l’endettement extérieur. La situation reste encore contrôlée mais elle se détériore rapidement et c’est un des motifs de préoccupation quant au proche avenir. L’accumulation de réserves n’est pas suffisante en soi pour assurer la position de l’économie brésilienne. L’augmentation de la dette extérieure rend le pays plus dépendant du financement extérieur et peut aboutir à une crise de grande envergure si ces entrées de capitaux s’interrompent comme cela s’est produit bien souvent dans un passé assez proche.  Le tableau est d’autant plus préoccupant qu’aucune solution ne semble se profiler à l’horizon des responsables de la politique brésilienne. En général, on admet que la combinaison de forts taux d’intérêts et de taux de change surévalués peut être fatale, mais il semble qu’on ne fait pas grand-chose pour changer cette situation.

Sur le front des politiques sociales, la Bolsa Familia s’est consolidée et l’administration « Lula » a annoncé qu’elle projette de la rendre permanente, en instituant ces aides en tant qu’obligation légale pour les futures administrations fédérales. Ce serait faire un pas en avant sur ce point que de définir des politiques de progrès social, y compris des politiques soutenues en terme d’emploi, des politiques visant à réduire le chômage et l’expansion de l’économie informelle, et des politiques éducatives et sociales qui non seulement favoriseront la scolarisation des groupes les plus démunis mais aussi leur qualification professionnelle et leur productivité.

Du côté de la politique de crédits, il n’y a pas grand-chose à faire pour l’instant. La régulation financière est redessinée dans les forums internationaux mais la Banque centrale du Brésil ne semble pas être innovatrice dans ce domaine. L’agressivité avec laquelle les banques publiques ont réagi pendant la crise semble avoir servi d’alarme aux banques privées et les a incitées à prendre des mesures pour élargir leur propre provision de crédit. Cela peut être bénéfique en termes d’amélioration des coûts du capital pour des activités productives et pour financer les dépenses des consommateurs.

C’est dans le secteur des investissements, de même que pour le risque de la balance des paiements déjà mentionné, que l’horizon est le plus sombre. Le volume relativement faible des dommages causés par la première vague de la crise qui a frappé l’économie fin 2008 et début 2009 semble avoir renforcé la tendance à investir de l’économie brésilienne. Cependant, le taux d’investissement reste très faible, bien plus qu’il ne le faudrait pour une économie en développement qui prétend atteindre l’échelle des pays développés. Les investissements en infrastructure sont encore bien en dessous des besoins qu’il urge de satisfaire.  De plus, les préoccupations environnementales ne sont pas prises en compte de façon convenable et le pays peut encourager aujourd’hui des investissements dans des secteurs et dans des projets susceptibles d’être obsolètes demain. Certains projets d’investissement, notamment en matière de génération d’énergie électrique, sont même le coeur de controverses pour leur impact sur les communautés locales et sur l’environnement, et alimentent la polémique sur le bien-fondé de ce genre d’investissements.

Les risques les plus importants pour l’avenir naissent du fait que, et cela va de soi, l’économie mondiale n’a pas encore tourné la page de la crise financière mondiale. Comme en témoigne la forte turbulence qui sévit dans la Zone euro, de nombreux dangers guettent encore l’avenir. De fait, les effets d’une crise d’envergure dans la Zone euro peuvent avoir un impact sur les économies en développement, et spécialement au Brésil, pire encore, que le crack financier de 2008. Les instruments politiques disponibles ont été suffisants pour contrôler et vaincre la crise de 2008. Une deuxième vague de crise et d’instabilité, dont on ne discerne pas clairement les conséquences, pourrait être en train de se former en ce moment.

Une leçon importante, cependant, peut en être tirée : c’est que le néo-libéralisme et l’attitude  laissez passer caractéristique des gouvernements brésiliens jusqu’en 2005-2006 aurait été fatale. La posture activiste de 2009 peut être la meilleure garantie d’un avenir plus sûr pour l’économie et la société du pays.

[1]    IBASE est membre du Réseau Social Watch Brésil. Ce rapport a été rédigé par l’équipe du projet relatif à la Libéralisation financière et gouvernance mondiale.

[2]   Bolsa Familia est un programme conditionnel de transfert d’argent, destiné aux ménages les plus pauvres ayant des enfants de moins de 17 ans.