Une camisole de force pour les etats

Source: CNCD.

Une camisole de force ! L’expression n’est pas trop forte. La multiplication des accords d’investissement entre Etats du monde entier affaiblit la marge de manœuvre des gouvernements et octroie à des investisseurs privés jusqu’au droit de faire condamner les Etats à des dommages et intérêts, selon un article publié dans DLM¸ supplément du magazine Imagine, et sur le site du le Centre national de coopération au développement (CNCD, point focal de Social Watch a la Belgique).

Plongée dans une grave crise sociale et économique, la population argentine se soulève en décembre 2001. Plusieurs gouvernements tombent. Quand Nestor Kirchner arrive à la présidence en 2003, il décide d’affronter les « privatizadas », les entreprises privatisées dans les années 90. Aguas Argentinas, une filiale de Suez, se voit retirer sa concession du service des eaux de Buenos Aires. Le groupe attaque alors l’Etat argentin devant une cour d’arbitrage internationale. Celle-ci en 2010 condamne le pays sud-américain au versement de plus de 100 millions de dollars de dédommagement plus intérêts et frais de procédure.

Plus près de chez nous, en 2009, l’Allemagne prend des mesures pour limiter les possibilités de prélèvement et de déversement d’eau dans l’Elbe, et ceci en application d’une directive européenne sur la qualité de l’eau. La société suédoise Vatenfall porte l’affaire devant une cour internationale. Elle craint pour la viabilité économique d’une de ses centrales électriques. Elle réclame une compensation de 1,4 milliards de dollars. Depuis lors, aucun verdict n’a été publié, le cas ayant été réglé à l’amiable. Mais il est difficile de croire que Vatenfall a retiré sa plainte sans un centime. De plus, certains médias ont mentionné un assouplissement de la réglementation en question suite à l’affaire.

Ces deux exemples nous amènent à poser une question : qu’est-ce qui permet à un investisseur privé de traîner un Etat souverain devant une cour de justice internationale, dont le verdict est sans appel ? La réponse : les accords d’investissement.

Souveraineté amputée

Le premier accord bilatéral sur les investissements (ABI) a été conclu en 1959 entre l’Allemagne et le Pakistan. Bien que réciproque, son but manifeste était de protéger les investisseurs allemands au Pakistan contre toute discrimination ou atteinte portée par les pouvoirs publics pakistanais. Depuis lors, plus de 3 000 ABI similaires ont été ratifiés dans le monde. Une très large majorité dans une perspective aujourd’hui périmée : celle de protéger des investissements essentiellement originaires des « pays développés » et destinés aux « pays en développement ». Or l’UE est aujourd’hui la première destination d’investissements directs étrangers (IDE) entrants, ce qui devrait enfin convaincre nos décideurs de trouver un équilibre entre les droits des Etats et ceux des investisseurs.

Croyance non fondée

La multiplication des ABI repose sur la croyance que n’importe quel investissement est de facto pro-développement, justifiant la doctrine selon laquelle chaque pays doit tout faire pour attirer un maximum d’IDE. Pourtant, de nombreuses études, théoriques et empiriques, démontrent que cela n’est pas vrai dans tout contexte, pour tout investissement. D’abord, parce que de nombreux pays ont tendance sur base de cette croyance à s’engager dans une course vers le bas sur les plans social, environnemental et fiscal pour attirer l’investissement, neutralisant ainsi une part non négligeable des bénéfices escomptés. Ensuite, les bénéfices seront plus équilibrés si le pays hôte peut poser des conditions en matière de contenu et de travail local, de transferts de technologies, etc. Or c’est justement cette marge de manœuvre qui est limitée par les ABI existants. Enfin, le terme « investissement » englobe une variété infinie de pratiques dont 80% sont des fusions et acquisitions, dont l’impact est nul voire négatif si elles sont accompagnées de restructurations. Les 20% restants se partagent entre investissements de portefeuille, spéculation et enfin des greenfield investment, comme par exemple la création d’une filiale de production, donc d’emplois neufs, avec un impact positif sur le développement, mais seulement s’ils respectent les normes sociales et environnementales.

Règlement des conflits

En cas de litige, les ABI donnent à des investisseurs privés le droit d’attaquer des Etats devant des cours d’arbitrage internationales. L’ensemble du système judiciaire des Etats est ainsi éludé et affaibli, avec des règles de confidentialité maintenant la population dans l’ignorance de la procédure. Poussé par l’apparition de firmes de conseil juridique et de filières universitaires spécialisées, le nombre d’arbitrages a explosé à partir des années ’90.

Clauses inefficaces

Depuis peu, l’Union économique belgo-luxembourgeoise (UEBL) a adopté un modèle d’ABI avec des clauses sociales et environnementales, ce qui en fait un pionnier à l’échelle européenne. Pourtant, on peut craindre que cette « exception belgo-luxembourgeoise » ne soit que cosmétique, avec un impact concret très limité. Les négociations avec les pays tiers aboutissent souvent à un allègement de ces clauses ou à leurs suppressions. De plus, le texte modèle contient un langage très peu contraignant, des normes qui se limitent aux fondamentaux et aucun mécanisme de contrôle coercitif. En 2009, par exemple, lors de la négociation d’un ABI avec la Colombie, la mention de droits tels que le salaire minimum, des horaires de travail décents, la sécurité et la santé, prévus dans le modèle d’accord de l’UEBL, a justement été biffée en cours de négociation. La réaction ne s’était pas faite attendre …

Victoire

Dès l’été 2009, syndicats et ONG, rassemblés au sein de la Coalition pour un travail décent, avaient appelé les autorités belges à ne pas ratifier cet accord avec la Colombie, un pays tristement célèbre pour ses violations des droits de l’Homme. Cette pression avait payé, puisque les régions flamande et wallonne avaient décidé de ne pas ratifier l’ABI en mars 2010.

Rebelote en mai 2011. Suite au licenciement de trente-trois employés de la firme Panama Gaming & Services de Panama S.A. y/o CIRSA Panama S.A. pour avoir tenté de mettre sur pied un syndicat – leur demande de création d’un syndicat a été rejetée par les autorités -, syndicats et ONG se sont à nouveau manifestés contre la ratification d’un ABI avec le Panama, un pays qui se distingue par des violations régulières des droits des travailleurs. Citons notamment l’interdiction du droit de grève en vigueur dans la zone du Canal, principal pôle d’investissement étranger du pays. A l’heure de clôturer cet article, la région wallonne donnait des signes d’ouverture aux arguments de la Coalition Travail décent.